mercredi 20 octobre 2010

Incursion chez les décideurs : au Forum de la mauvaise conscience, par François Ruffin (fév. 2010)

Ce matin, Fakir a ciré ses chaussures, repassé sa tunique, et même rasé sa barbe en broussaille. C'est qu'aujourd'hui, au « rendez-vous annuel des décideurs », il va fréquenter les grands de ce monde : tout le gratin du CAC 40, les directeurs de EDF, Suez, British Petroleum, Capgemini, et Alain Juppé ! Et même Philippe Douste-Blazy ! Tout ça, « sous le haut patronage de Nicolas Sarkozy ».

Un cahier pour les autographes dans le sac, on se rend au « 6th World Forum of Sustainable Development. » Au, donc, « 6e Forum Mondial du Développement Durable ». Qui se déroule non pas à Copenhague (trop loin, trop cher, trop polluant pour votre canard) mais dans les sous-sols du Sénat. Où l'on avance sur une moquette épaisse, entre les bustes de Marianne…

Une « passerelle entre Davos et Porto Allegre »…
mais moins de monde qu’à Chambéry !


« Juste un mot pour vous dire dans quelle philosophie nous travaillons. » A la tribune, l'organisateur, Emile Malet, ouvre les hostilités tout en mollesse : « Le développement durable est venu j'allais dire nous protéger, oui, comme un paravent en quelque sorte pour ne pas laisser une mondialisation égoïste et incontrôlée tout emporter. »

A peine quatre-vingts personnes, dans la salle. Des étudiants, pour la plupart, condamnés à prendre une leçon d' « éthique ». Alors qu'on avait lu « Forum Mondial » sur la plaquette, alors que ça se voulait la « passerelle entre la mouvance du World Economic Forum de Davos et l’altermondialisme de Porto Alegre », alors qu'on attendait des échanges passionnés devant des foules immenses, à la place : des rangées de fauteuils vides, et quelques cadres en costume. A ce tarif-là, n'importe quel débat d'ATTAC à Chambéry, n'importe quelle « Teuf à Babeuf » à Amiens, peuvent bien se rebaptiser « Forum universel », voire « intergalactique ».

C'est la force d'une idéologie officielle: elle s'octroie, sans honte, les grands mots. Elle s'étale et s'installe dans des lieux prestigieux. Elle dispose de médias pour la relayer - ici, Public Sénat et Le Point. Elle est couverte d'euros pour se répandre à Ouagadougou, Jérusalem, à Brazzaville - où le « Forum Mondial » a installé ses succursales. Et c'est tout l'intérêt, pour nous, de cette journée : cette idéologie officielle, soutenue par les multinationales, adoubée par le sommet de l'Etat, nous allons l'observer de près. Avec ses faux semblants. Avec les intérêts qu'elle couvre. Avec ses failles aussi, ses doutes. Avec sa langue, d'abord, tortueuse et fuyante…

L’ « ordre mobile » :
Goethe aurait voté « oui » !


« Je crois qu'il faut le dire mais aujourd'hui chacun doit, librement, mais jouer collectif et faire oeuvre de communauté. »L’organisateur poursuit son laïus introductif, brandissant de téméraires « il faut le dire », roulements de tambours qui ne débouchent que sur des platitudes.

Les maîtres du monde ont leurs valets de luxe, comme lui, des intellos domestiques. Dentiste, économiste, journaliste, Emile Malet touche à tout, à la psychanalyse, à l’histoire, à la théologie, tout en surface. Et c’est l’essentiel : comme de la crème chantilly sur un gâteau, il étale de jolis concepts sur le capitalisme. « Pour commencer, annonce-t-il, il y a urgence à parler des vraies questions financières, et je pense qu'il faut maintenir une mobilité des flux financiers à tous les niveaux. Il ne faut surtout pas empêcher le déploiement des finances, mais le faire - comme dirait Goethe - selon un ordre mobile. » Autrement dit, il est« urgent » de ne « surtout » rien modifier. C'est qu'il en faut, du courage, de la sagesse, des belles lettres, pour applaudir à une « libre circulation des capitaux et des marchandises » que soutiennent banquiers OMC et ses « partenaires » PDG.

Voilà, sans doute, le « développement durable » en condensé : que, dans les faits, la domination de l'Argent perdure, inchangée. Mais que, dans les mots, on la déguise de « Goethe », de « philosophie » et d' « ordre mobile ». Qu'on « pense la complexité » - comme le réclament les orateurs - qu'on « se montre pro-actif », qu'on « établisse les interconnexions », qu'on « régule les interdépendances » : tout un verbe creux, qui anesthésie. Tout un langage de l'évitement, en rondeur, pour ne pas affronter les évidences.

C'est la seconde stratégie du Capital, historiquement.

La première était plus franche, plus abrupte : une négation toute brute. Non, le réchauffement climatique n'existe pas. Non, il n'y a aucun effet de serre. Des lubies d'écolos. Et jusqu'au milieu des années 90, des laboratoires livraient des études sur mesure - que reprenaient leurs « think-tanks » et parfois les médias. Cette tactique a fait gagner - ou perdre - quelques années. Mais face aux preuves, aux mesures scientifiques, elle ne tient plus.

Voici donc la nouvelle mode : feindre, gravement, de s'en préoccuper. De s'en charger, même. Pour ne rien changer.

Malgré les spectres de catastrophes qui hantent l’Occident, et les intervenants eux-mêmes...

La « petite box à 2 $ » :
Douste et la charité par Internet


C'est Philippe Douste-Blazy, secrétaire adjoint auprès de l'ONU, qui brandit la menace : « Je rappelle qu'il y a deux milliards de gens à moins de 2 $ par jour. Dans l'économie de marché, ces gens-là sont humiliés. Ils apprennent par Internet que nous allons faire dans les Alpes ou la Méditerrannée des week-ends à 4 000 €. Pour l'instant, il ne le sait pas. Mais Internet va lui dire. Eh bien, je dis que l'économie de marché d'un côté et la démocratie de l'autre, ce sont des gens humiliés qui vont avoir un bulletin de vote. On a intérêt à aider aujourd'hui les pays du Sud, sinon je crains que le XXIème siècle soit encore plus violent que la XXe. »

A deux chaises de lui est assis Patrick Haas, directeur de British Petroleum France. Sa société vient d'annoncer 14 milliards d'€ de bénéfices sur l'année. Les dividendes pour les actionnaires seront augmentés de 15 %. Mais pour aider ces « deux milliards de gens à moins de 2 $ par jour », Philippe Douste-Blazy ne se tourne pas vers son voisin. Lui n'exige pas un chèque, maintenant, de 7 milliards - et 7 milliards à verser plus tard. Il ne réclame pas une loi qui ratiboiserait les profits.

Non, il a des idées plus subtiles, un « financement innovant » : « On s'est aperçus que deux milliards de billets d'avion sont vendus par Internet. Et vous n'avez que trois entreprises au monde, aujourd'hui, qui sont responsables de ces deux milliards de billets d'avion vendus par Internet. Je suis allé voir les trois présidents, et je leur ai dit : ‘Acceptez-vous, là, sur l'écran, d'ajouter une petite box ? Une boîte qui dirait : Voulez-vous donner deux dollars, ou deux euros, ou deux livres sterling, ou l'équivalent sept yuans à United ?' Les trois m'ont dit oui. Nous sommes donc en train d'inventer la première contribution de solidarité citoyenne mondiale volontaire ! Parce qu'avec trois personnes on arrive à toucher l'ensemble du monde. Parce qu'Internet et la carte de crédit sont deux outils de mondialisation, de citoyenneté mondiale. »

Une guère « innovante » taxation, autoritaire, se révèlerait sans doute plus efficace. Mais que de générosité on perdrait, sans cette « solidarité citoyenne mondiale volontaire ». Les dames patronnesses passaient leur sébile à la fin de la messe : c’est maintenant Douste et l’ONU qui agitent leurs petites « boxes »



« 14 milliards de bénéfices » :
Un gros point aveugle


Comme s'il était invisible.
Et pourtant omniprésent.
Dès l'ouverture, siège « Patrick Haas, président de BP France ». Pour la « Session 1 : les priorités », Philippe Lambert, directeur de la communication de BP France, le remplace - et officie comme « rapporteur ». A la « Session 2 : les financements », Patrick Haas, président de BP France, revient. Pour les « conclusions », re-voilà Philippe Lambert, Directeur de la communication de BP. A chaque « session », siège un dirigeant de l'industrie pétrolière. Plus un autre du nucléaire, EDF ou le Commissariat à l'Energie Atomique : voilà pour le pluralisme…

British Petroleum est partout, donc.
Et pourtant, jamais ses résultats ne seront évoqués.
Jamais ces 14 milliards de bénéfices.
Jamais ces dividendes en hausse de 15 %.
Surtout pas.
Ne pas sombrer dans cet archaïsme, cette démagogie, ce populisme.
Au contraire : faire rimer « écologie » avec « profits », voilà l'enjeu. Ou comme le souhaite un intervenant : « concilier compétitivité des entreprises et environnement ». Se joue ici la grande réconciliation de tout : économie de marché, misère du sud, nature en péril, toutes les contradictions se résolvent en deux mots, « développement durable ».

L’ « économie circulaire » :
Abolir la logique


C'est une autre question, plus essentielle encore, que l'on évite.
Il suffit d'un aller-retour Paris-New York en première classe, et chaque apparatchik de ce Forum a déjà rejeté trop de CO2 pour l'année. Il faudrait cinq planètes, on le sait, pour que tous les humains consomment, et polluent, comme les Français. Et comme les Américains, il en faudrait neuf.
La logique réclame une remise en cause.
Il faut donc abolir la logique.

Le « développement durable » s'en occupe.
Il invente une « économie circulaire », il insiste sur le « reçyclage des matières premières », il espère dans « le nucléaire - et moi je salue la stratégie d'EDF qui de Londres à New-York cherche à se développer par tous les moyens, je pense que c'est une excellente idée », il imagine « des sources d'énergie alternatives », il prie pour « l'autorégulation des marchés », etc. C'est amusant, d'ailleurs : on les voit, en public, à la tribune, coller des sparadraps dérisoires sur une Terre qui saigne.

Mais c'est d'abord sur leur conscience qu'ils appliquent ces rustines.
Car eux doutent, individuellement.
Eux savent la vérité, désormais.
Et c'est peut-être, au fond, la principale fonction de ces réunions: se réassurer, collectivement. Se bâtir, ensemble, une fausse conscience - qui correspond mieux à ses intérêts. Même si, en privé, le doute subsiste…

« Euh euh euh » :
Des trous par où suinte le doute


Monique Barbut préside le Fonds Mondial pour l'Environnement : elle nous invite à « être innovants dans notre manière de penser et d'aller vers d'autres formes de financement », et compte sur l' « innovation », technologique cette fois, parce qu' « on sait bien que de toute façon le futur il est dans l'innovation technologique, et qu'en plus il est créateur d'emplois. Pour résoudre la crise de l'eau, par exemple, tout passe par quel type de désalinisation... »

Après son intervention, on l'arrête dans les couloirs : « Une solution qui n'est pas évoquée, et qui pour les pays du Nord pourrait quand même se poser sérieusement, c'est : faut-il consommer moins ?
- Consommer moins, je ne sais pas, consommer mieux, oui. Parce que euh quelque part aussi euh il faut être clair que ce qui crée de l'emploi, euh, ce qui crée de la richesse, c'est de la production et de la production pour être consommée. Donc vous n'amènerez personne euh euh à une économie austère euh, et pis y a pas de raison pour que euh ça se passe comme ça... »

Je reproduis les « euh », pas pour moquer. Mais comme un indice : elle trône au sommet d'une institution internationale, est habituée à conférer depuis trente ans, et voilà que les hésitations se multiplient. Des « euh » partout, comme des trous dans le discours, par où le doute suinte.
« Vous dites 'y a pas de raison d'aller vers une économie austère', mais quand on voit que 20% de la population mondiale consomme 80 % des matières premières, est-ce qu'on ne se dit pas que ces 20 % devraient se tourner davantage vers une économie austère ?
- Non mais euh réfléchissons à un système un peu différent, mais il doit être réfléchi, euh euh, compte tenu des nouvelles technologies que nous avons, euh, pour faire en sorte que nous puissions consommer différemment. »


Le propos tourne en rond, pour ne pas se confronter aux évidences…



« On va dans le mur écologique » :
La bourgeoisie en crise de confiance


Un pas de plus, et la prise de conscience mène cette bourgeoisie à la crise de confiance.
Ce pas, Colette Lewiner, directrice de Capgemini, le franchit : « Nous avons publié notre ‘Observatoire des marchés européens de l'énergie’. Malgré des objectifs de décroissance énergétique, on a vu que, sur cette période, la consommation n'a pas diminué et les émissions de gaz à effet de serre n'ont pas diminué.
- On va dans le mur écologique ? 
l'interroge-t-on.
On est dans le mur des deux côtés, répond-elle sans chipoter. Et quand on regarde les centrales électriques que les électriciens européens veulent construire dans les années qui viennent, eh bien à peu près 60% de ces centrales seront alimentées par du gaz et aussi du charbon, qui sont des énergies fossiles et qui donc émettent du CO2.
- Donc, l'essentiel des investissements encore aujourd'hui, c'est vers des énergies fossiles qui sont fortement émettrices de dioxyde de carbone?
- Absolument. Donc, ça veut dire qu'on va, non pas diminuer ces émissions de CO2 mais les accroître…
- Dans votre étude, vous montriez que le meilleur moyen de ne pas émettre de CO2, c'était de ne pas en produire, c'est-à-dire de consommer moins d'énergies?
- Ah oui, moi je crois fondamentalement que la première chose c'est de réduire la demande. Aujourd'hui, on attache beaucoup d'importance à des signes extérieurs de richesses, avoir une grosse voiture, etc., donc tant qu'on ne sortira pas de ce modèle des sociétés européennes, encore plus des Américains, et que les Chinois et les autres veulent suivre, effectivement, on consomme trop vite les ressources de notre planète. C'est sûr. Alors, si on n'arrive pas à le faire en douceur, et je ne suis pas optimiste, il y aura une rupture brutale. Beaucoup de civilisations ont disparu par manque de ressources… »


C'est en privé, tout ça.
Dans le hall d'entrée.
Où passe, en sortant, le directeur général de Suez Environnement : « J'ai fait mon numéro habituel », lance Jean-Louis Chaussade à ses proches.
Car, en public, à la tribune, le « numéro habituel » se poursuit, et l’on applaudit les maîtres de ce monde…

« Un atout concurrentiel pour le business » :
Bas les masques


« On vous demandera de poser des questions très brèves… »
Fakir lève le bras.
Grâce à sa barbe rasée, à sa tunique repassée, à ses chaussures cirés, il est choisi dans la maigre assemblée :
« Ma question s'adresse à Monsieur Haas, directeur de British Petroleum France. J'ai vu que vous participiez à ce forum sur le développement durable, alors je suis allé voir sur Internet. J'ai vu que aux Etats-Unis, on avait délivré à BP une autorisation de rejeter un kilo de mercure dans les lacs du Grand Nord, ce qui est 25 fois supérieur aux normes fédérales américaines. J'ai vu qu'il y avait par ailleurs en Alaska plus d'un million de litres de pétroles qui s'étaient répandus suite à des problèmes de corrosion des oléoducs. Une enquête du Congrès américain démontrait que c'était par souci d'économies que British Petroleum s'était abstenu, pendant longtemps, de renouveler ses oléoducs, et le rapport concluait que ça fonctionnait puisqu'en dix ans British Petroleum avait fait 114 milliards de $ de bénéfices. Donc, ma question c'est : comment on concilie maximisation du profit et développement durable ? »
Un silence, évidemment.
Et puis sa réponse :
« On peut concilier tout ça, on peut concilier faire du profit et faire du développement durable. Parce que si on entend ce que vous dites, on essaie de faire des économies en Alaska et du coup on a eu des fuites, on essaie de rejeter plus de mercure que la loi ne nous y autorise dans un lac, et en fait, qu'est-ce que vous fichez sur ce forum qui est un forum de développement durable ? »
J'acquiesce.
Ça résume assez bien mon point de vue.
« Honnêtement, humainement, en tant que directeur de ma société, je ne sens pas d'incompatibilité entre le fait d'avoir fait ce que vous dites et d'être ici aujourd'hui. Mais c'est une vraie question. De même qu'on s'est posés la question quand il y avait l'apartheid en Afrique du Sud de rester ou de partir, et on a choisi de rester à un moment où toutes les autres compagnies partaient. Parce qu'on s'est dit, mieux vaut rester à l'intérieur pour faire changer le système. » C'est connu, s'ils sont restés en Afrique du Sud, c'est juste « pour faire changer le système ». Et avec bien plus d'efficacité que Nelson Mandela, qui n’avait pas de pétrole : seulement des idées.
« Eh bien, c'est un petit peu la même chose ici : on veut faire changer le système de l’intérieur. C'est une non-réponse à une bonne question… »

Son voisin, un professeur d'économie, arrive à la rescousse – et l’enfonce malgré lui : « Je pense qu'il faut quand même remettre à plat les fondamentaux. Le rôle de l'entreprise, c'est pas de régler tous les maux de la planète : l'entreprise elle est là pour créer de la valeur. C'est la réalité. Une entreprise se lance dans le développement durable parce que c'est un facteur de motivation en interne, de consensus parfois, et parce que ça devient de plus en plus un atout concurrentiel pour le business et pour le recrutement. Alors, il ne faut pas demander à l'entreprise ce pour quoi elle n'est pas faite, quoi. »
Ça va mieux en le disant.
Les « entreprises », et leurs dirigeants, n’avanceront qu’à coups de pieds aux fesses. Sous formes de taxes. De barrières douanières. De lois contraignantes. D’interdits posés devant leur puissance. Plus vite qu’avec des « partenariats gagnants gagnants » et de la « pro-activité ». 

A la sortie, Fakir n’est pas chassé de ce temple de l’hypocrisie à coups de semelles cloutées – qu’il adore.
Au contraire.
Tous les « directeurs du développement durable » de la salle viennent l’entourer, l’interroger, le convaincre. Et Patrick Haas, directeur de BP France, lui remet sa carte de visite : « Venez nous voir, c’est important qu’on discute. » Une preuve, encore, de cette fausse conscience qui ne tient plus. De ce double discours qui se fissure.

A nous de faire éclater leurs masques !


Source: le site du journal Fakir

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