jeudi 21 octobre 2010

Evo se shoote en plein ONU : que fait la CIA ?, par Lémi (Article XI, mars 2009)



C’était il y a quelques jours, le jeudi 12 mars pour être précis. A vienne se tenait une respectable convention de l’ONU sur les drogues et les moyens de les éradiquer à un niveau mondial. Evo Morales était là, en embuscade. Fidèle à son habitude, il a fait dans la provocation.
On se souvient de sa première intervention devant l’ONU, peu après son élection. Déjà, il avait choqué en agitant dans l’enceinte sacrée une feuille de coca (introduite sur le territoire américain par on ne sait quel tour de passe-passe, l’un de ceux dont les sinistres narcotrafiquants ont le secret) avant de déclarer benoîtement : «  La coca no es droga. » (Et mon crack, c’est du sucre candy ?)
Le 12 mars, donc, il est allé encore plus loin : devant les 53 ministres présents à cette convention onusienne des stupéfiants, il a sorti une feuille de coca et l’a mis en bouche. Puis, avec un haussement d’épaule provocateur et vindicatif, il a terminé sa démonstration, l’engloutissant en expert. Shocking… Sid Vicious est bolivien et il porte des ponchos miteux.
Pourtant… Avant de hurler au scandale et d’embrayer sur les thèses favorites de la CIA (« Evo Morales est un dealer en puissance qui ne rêve que de fourguer sa blanche à toute la planète »), il apparaît nécessaire de rectifier certaines vérités, sur Morales comme sur la coca.

Cela fait plusieurs décennies que les Américains essayent de propager l’idée que le trafic de cocaïne est encouragé par un pouvoir bolivien incapable de s’attaquer à la racine du mal. Comme le disait élégamment l’ambassadrice de États-Unis en 1999, Donna Hrinak : la Bolivie « n’a pas les couilles pour lutter contre les narcotrafiquants ». Son successeur à ce poste, Manuel Rocha, n’avait pas non plus fait dans la mesure en affirmant en 2002 que les paysans cultivant la coca étaient des « talibans en puissance. » (Al-Qaida / Morales même combat, fallait oser...).
Pendant très longtemps, la DEA (Drug Enforcement Agency) a œuvré en sous-main en Bolivie, brûlant les champs de coca et commettant moult exactions (dont plusieurs cas avérés de meurtres ou de tortures) contre les populations paysannes. C’est d’ailleurs dans le cadre de la lutte des paysans Cocaleros, dont il fut très longtemps le leader syndical, que Morales a acquis la popularité qui le portera plus tard à la tête de la Bolivie. A noter que l’agence américaine a finalement été expulsée du territoire bolivien fin 2008. A peu près à l’époque ou l’ambassadeur ricain à La Paz fut lui aussi éjecté du territoire bolivien, après avoir attisé sans vergogne les braises de la guerre civile en soutenant l’opposition autonomiste.
 [1]
Le discours de Morales sur la question de la coca est pourtant simple. Il considère que le problème est largement du ressort des Américains (et, plus généralement, des pays occidentaux). Avec un argument logique : les États-Unis sont de très loin le pays qui consomme le plus de cocaïne. Les Boliviens, s’ils mâchent beaucoup de Coca sous sa forme de base (feuilles), inoffensive et non addictive, consomment très peu de cocaïne. D’où les multiples sorties de Morales sur le thème "La poutre dans l’œil des Yankees qui devraient régler leurs problèmes plutôt que nous donner des leçons."
Il faut aussi souligner que bon nombre des ingrédients nécessaires à la transformation de la Coca en cocaïne (opération longue et très complexe) ne sont pas fabriqués en Bolivie et donc importés du Nord.
Ce que défend Morales depuis longtemps, c’est l’idée d’une « industrialisation » de la coca. Remplacer progressivement le devenir cocaïne de la coca par d’autres utilisations. Utopique ? Non, car il s’avère que la plante, outre des vertus médicinales avérées [2], pourrait être utilisée sous de nombreuses formes, des cosmétiques à l’alimentaire (le thé de coca est par exemple très prisé dans toute l’Amérique du Sud). Pour cela, il faudrait évidemment que la coca soit légalisée, ce pour quoi Morales ne cesse de plaider (rejoint par un nombre croissant de pays d’Amérique du Sud). Logique : il faut que la coca devienne légale au niveau mondial pour que les paysans qui la cultivent aient une alternative [3].
Autre argument de Morales, non des moindres : la plante sacrée des Incas fait partie intégrante des traditions boliviennes, depuis des siècles. Encore maintenant, elle reste très consommée en Bolivie. Les paysans de l’altiplano la prennent pour lutter contre le mal de l’altitude, les mineurs pour supporter le travail éreintant, les chauffeurs de bus pour lutter contre les sommeil et les autres la consomment un peu de la même manière que nous autres occidentaux grillons des clopes (à ceci près que la coca n’est pas nocive et qu’elle possède une dimension sacrée pour nombre d’ethnies)…
Bref, quiconque a déjà mâché de la coca sous forme de feuilles sait que les effets sont comparables à celui du café, un léger excitant, rien de plus. Comme l’a déclaré Morales devant l’ONU : « La feuille de coca n’est pas de la cocaïne, elle n’est pas nocive pour la santé, elle n’engendre pas de perturbations psychiques ni de dépendance ». Avant d’ajouter, taquin : « Dix ans de consommation ne m’ont en rien pénalisé pour mon élection à la présidence de la République ».
Comme le Pérou, la Bolivie ne peut donc envisager d’interdire la coca, car cela signifierait mettre un terme à des cultures ancestrales. La politique de Morales visant au contraire à sauvegarder les traditions des différentes ethnies du pays (dont les trois principales sont les Aymaras, les Quechuas et les Guaranis), à les intégrer pleinement dans les évolutions en cours, les préconisations des pays occidentaux (éradication totale de la culture de coca) sont simplement à côté de la plaque. Stupides et contre-productives.
Autre élément clé du problème et paradoxe d’envergure : c’est sous la pression des États-Unis que la Bolivie a adopté, au milieu des années 1980, une politique ultra-libérale désastreuse qui, accroissant la misère d’un pays déjà pauvre, a poussé une partie de la population à se lancer dans la seule culture rentable : la coca. Naomi Klein décrit très bien ce phénomène dans son ouvrage indispensable, « la Stratégie du Choc » :
« L’une des conséquences immédiates de cette détermination [à imposer ces mesure économiques radicales] fut que de nombreux Boliviens parmi les plus pauvres se tournèrent vers la culture de la coca, qui rapportait en gros dix fois plus que les autres récoltes (ironique évolution quand on songe qu’au départ la crise économique fut déclenchée par le siège des États-Unis contre les producteurs de coca). En 1989, selon certaines estimations, un travailleur sur dix était, d’une manière ou d’une autre, associé soit à la culture de la coca, soit lié aux industries de la cocaïne. […]
L’industrie de la coca joua un rôle déterminant dans la reconstruction de l’économie bolivienne et dans la maîtrise de l’inflation (fait aujourd’hui admis par les historiens, même si Sachs [4] n’en dit mot quand il raconte comment ses réformes ont eu raison de l’inflation). Deux ans à peine après l’explosion de la « bombe atomique » [5], les exportations de drogues illicites généraient plus de revenus pour la Bolivie que le total de ses exportations licites, et on estime que 350 000 personnes gagnaient leur vie dans un l’un ou l’autre des secteurs de ce négoce. « Pour le moment, fit observer un observateur étranger, l’économie de la Bolivie est accro à la cocaïne.
 »
Sans aller jusqu’à l’extrêmisme de certains défenseurs de la coca (COCA O MUERTE peut on ainsi lire sur certains murs de La Paz), il est évident que la manière dont les occidentaux abordent le problème est à mille lieux de la réalité du pays. On voit Morales comme dangereux, ou simplement excentrique, alors qu’il ne fait que défendre une culture trop longtemps niée. A ne pas comprendre cela, à favoriser encore et toujours le "tout répressif" en matière de drogue, sans discernement, la communauté internationale fait preuve d’un autisme affolant. Et bouche la route aux seules solutions viables sur le long terme. Le blanc-seing donné au louche Alvaro Uribe, très proche des narcotraficants de son pays [6] et tyran en puissance, ne fait d’ailleurs que confirmer la chose : les œillères ont la peau dure...

Notes

[1] Affiche du très recommandé documentaire consacré à la lutte de Morales en tant que dirigeant syndical : Cocalero. Bande annonce ici.
[2] A ce sujet, un très bon article de Risal résume les possibilités multiples offertes par la plante :
Sortir les petits producteurs du narcotrafic par l’industrialisation de la coca avait déjà été préconisée en 1983 par le docteur Jorge Hurtado. En effet, si la prohibition et la stigmatisation de la coca ont inhibé pendant de nombreuses années la recherche scientifique en Bolivie, un certain nombre d’études ont néanmoins permis de démontrer les vertus physiologiques de la plante. En 1975, une étude réalisée par l’université de Harvard démontre sa valeur nutritionnelle, comparable à des aliments comme la quinoa, la cacahuète, ou le blé. La coca abondant en sels minéraux et en vitamines, leur rapport avait même conclu que sa feuille pouvait être classée parmi les meilleurs aliments du monde. Des résultats corroborés vingt ans plus tard par l’ORSTOM et des laboratoires boliviens, dont l’analyse des trois alcaloïdes contenues dans la feuille de coca (cocaïne, lisleinamilcocaïne et translinalmilcocaïne) a permis en outre de prouver que la coca, « adaptateur à la vie en altitude » en stimulant l’oxygénation et en empêchant la coagulation du sang, permet de réguler également le métabolisme du glucose.
Les bienfaits de la coca permettraient donc d’envisager toute une série d’application, à la fois comme plante alimentaire, curative, médicinale, pharmaceutique, et diététique - surtout pour les pays riches où l’obésité est devenue un problème majeur de santé publique. Susceptible également de permettre d’améliorer les traitements du diabète, d’aider à sa prévention comme à la prévention de la maladie de Parkinson, la coca pourrait avoir aussi l’avantage de fournir un placebo à même de résoudre le grave problème de l’addiction à la cocaïne et au crack.
[3] Il faut aussi rappeler que plus de 50% de la production de coca bolivienne n’est pas destinée au marché des drogues, mais au marché intérieur de la consommation sous forme de feuilles.
[4] Economiste de l’école de Chicago, adeptes des théories radicales et ultra-libérales de Friedman, qui fut le maître d’oeuvre des politiques économiques mises en place à l’époque.
[5] référence au corpus de lois ultralibérales proposées en 1985 par le président nouvellement élu, Paz Estenssoro
[6] Voir ce bon Article du Monde sur la question, entre autres.

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